Dans la maison de campagne où j’ai grandi, le temps s’écoulait au rythme lent et régulier de la rivière, que je regardais sans me lasser, les yeux remplis d’envie. J’aurais voulu être libre comme elle. Dans les champs qui bordaient notre cour arrière, les vaches broutaient en silence, puis soudain, un meuglement interminable se faisait entendre.
– Meeeuuuuh !
Je pouffais de rire et je courais m’asseoir tout près de la clôture, d’où je les observais sans bouger. J’étais fascinée par leur immense gueule qui s’ouvrait et se refermait inlassablement, en faisant un étrange mouvement de côté, comme si leur mâchoire inférieure allait se disloquer. Dans ma tête de fillette, je me disais :
– Voyons ! C’est juste de l’herbe. Ça doit pas être si difficile à mâcher. Vas-y ! Mange !
Quand les vaches s’éloignaient, je me couchais sur le gazon et je regardais les feuilles du grand chêne se balancer. Je restais ainsi, à contempler le ciel, comme enracinée dans la terre de mon enfance que j’aimais de tout mon être.
Lorsque j’ai eu dix ans, une grande rupture est survenue dans ma vie : nous avons quitté notre vieille maison de campagne pour une autre, toute neuve, en ville. Je crois que c’est à ce moment que les heures, les jours, les années se sont mis à s’envoler à une vitesse folle.
Je n’ai rien pu faire pour arrêter leur course, jusqu’au jour où une deuxième fracture est venue rompre ma ligne du temps. La mort de mon amie Mélissa, décédée alors qu’elle avait précisément mon âge, m’a confrontée à ma propre manière de vivre mon existence. Toutes mes certitudes sont alors parties en fumée.
Si je faisais fausse route ?
Si mes priorités n’étaient pas les bonnes ?
Si ma façon de concevoir la réussite personnelle et professionnelle n’avait finalement aucun sens ?
À 34 ans, j’ai décidé de changer radicalement ma façon de vivre et d’entrer en relation avec les autres. J’ai choisi de devenir humaine… et vraie dans tous les sens du terme.
En partageant mes prises de conscience et en accompagnant des personnes en fin de vie, je donne un nouveau sens à ma vie, un sens qui correspond à mes valeurs profondes et à mes aspirations. J’ai beaucoup appris sur la nature humaine au cours de la dernière année et j’ai compris tout le réconfort que pouvaient apporter une présence empathique, une oreille attentive, un regard compréhensif, un sourire sincère. Des gestes si simples, si peu valorisés, et pourtant, si précieux.
Accueillir la colère, le dépit, le déni, le regret ; partager les souvenirs, les rêves, les joies, les peines, tout cela me donne accès à la vie humaine, dans toute sa grandeur et sa complexité. Quel privilège d’accompagner ceux qui se préparent à vivre le plus mystérieux des voyages ! Quelle grande leçon d’humilité !
Je n’ai peut-être pas le pouvoir d’arrêter le temps, mais j’ai le pouvoir de vivre ma vie comme je l’entends, dans l’amour, la compassion et le partage. Alors ne vous surprenez pas, cet hiver, si vous me trouvez étendue sur la neige à dessiner des anges et à contempler les étoiles.
Car je suis libre et j’ai tout mon temps.
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Une version abrégée de ce texte a paru le magazine MAG2000 de novembre 2017.
Crédit artistique : Robert Roy, artiste-peintre. Visitez son site web ou sa page Facebook.
Hélène dit :
Comme c’est beau ! Une belle découverte, votre blog, aujourd’hui. On voudrait tellement arrêter le temps… mais effectivement, il y a tant de façons de le faire et de profiter de cette vie qui nous est offerte. Merci !
Judith Proulx dit :
Merci Hélène! Vous avez parfaitement compris ma devise : en profiter le plus possible, en prenant soin des autres, en aimant et en vivant pleinement. Au plaisir, Judith
Judith Proulx dit :
Ah! Merci Nicole! C’est drôle parce que moi aussi je me suis retrouvée dans mes souvenirs de petite fille pour écrire ce texte. J’ai tellement aimé mon enfance à la campagne, c’était complètement hors du temps. J’éprouve toujours un grand bien-être lorsque je me retrouve à la campagne.
Karine Leclerc dit :
Tu me fais voyager ! Merci merci merci 🙂
Judith Proulx dit :
Merci Karine!