Elle devait casser la glace, le sort en avait décidé ainsi. Elle s’est levée sous le regard compatissant de ses collègues de classe, s’est dirigée vers l’avant, tremblante, puis a demandé un moment pour reprendre ses esprits.
« Pas de problème. Prends ton temps », lui ai-je répondu.
Ce matin-là, mes étudiants devaient raconter un évènement marquant les ayant fait grandir, cheminer dans la vie. Ce travail avait suscité beaucoup d’émois, les cernes sous leurs yeux en témoignaient. Stéphanie est revenue deux minutes plus tard, quelque chose de changé dans la posture et le regard. Elle était prête.
« Quand je suis arrivée au secondaire, j’étais une jeune fille enjouée, j’avais des amies, j’aimais l’école. J’entamais cette nouvelle étape de ma vie avec confiance. Dans ma classe, je ne connaissais personne, mais j’étais certaine de pouvoir m’intégrer facilement. Je me trompais. Sans que je sache pourquoi, des garçons se sont mis à me traiter de grosse, de vache, de dégueulasse… »
J’ai laissé tomber mon crayon, j’ai baissé la tête : « Eh, merde! Dans quoi je nous ai embarqués? Moi et mes expériences pédagogiques… » Trop tard, je ne pouvais plus reculer. J’ai plongé mon regard dans le sien et je lui ai fait un signe de tête qui voulait dire : Vas-y! On est là!
Elle a continué, la voix brisée, les yeux brillants de larmes : « Progressivement, les insultes n’ont plus été suffisantes. Ils se sont mis à me lancer des crayons, des effaces, des boules de papier. Quand ces objets insignifiants n’ont plus été suffisants, ils se sont mis à me battre à coups de dictionnaires. Ils me frappaient la tête en riant et personne n’intervenait. J’étais si humiliée que je n’osais pas en parler, pas même à mes parents. Puis un jour, c’est arrivé. Ils ont frappé si fort que j’ai subi une commotion cérébrale sévère qui allait m’affecter pour le reste de mes études et de ma vie. J’ai dû arrêter l’école pendant plusieurs semaines tellement les conséquences étaient graves.
J’ai perdu ma joie de vivre et ma confiance en moi. J’ai voulu mourir. Il m’a fallu plus de dix ans pour me reconstruire. Encore aujourd’hui, je sursaute lorsqu’on s’approche de moi de manière inattendue. J’ai constamment l’impression d’être jugée. Je lutte chaque jour contre mon sentiment d’infériorité. Ce matin, j’ai choisi de vous raconter l’intimidation que j’ai subie parce que je veux m’en sortir pour de bon. Je veux marcher la tête haute et être fière de la femme que je suis devenue. Je veux le faire pour moi, pour mes enfants… »
Dans la classe régnait un silence de mort rompu par quelques sanglots ravalés. Chacun voyait défiler les scènes d’intimidation dont il avait été témoin. Nous étions tous accablés par le même sentiment de honte, car ces mots, « grosse, vache, dégueulasse », nous les avions tous entendus sans rien dire, un jour ou l’autre, dans la cour d’école.
J’en portais moi-même les cicatrices.
J’écoutais le récit d’intimidation de mon étudiante quand j’ai senti ma blessure se rouvrir. Je les ai revus – Martin, Charles, Alexandre – m’accabler des mêmes injures. J’avais dix ans, j’étais en 5e année et j’arrivais dans ma nouvelle école. Je débarquais de ma campagne natale, là où les pantalons de jogging étaient encore à la mode! J’étais timide, naïve et terrifiée à l’idée d’être rejetée. Je me revois encore rire de leurs insultes pour cacher ma peine et mon humiliation.
En réalité, je me détestais. Je détestais mon corps qui était tellement hors norme : trop grand, trop gros, trop développé pour mon âge. Je dépassais tous les garçons de ma classe, j’étais plus grosse que ma mère, j’étais sans repère. Devant le miroir de ma chambre, je me regardais, nue, en empoignant mes bourrelets et je pleurais. Je croyais que jamais un garçon ne pourrait m’aimer.
Pourtant, au-dehors, je ne laissais rien paraître. Pire : j’avais trouvé un souffre-douleur sur qui déverser ma hargne. C’était une fille évidemment – les gars s’en prennent aux filles et aux fifs ; les filles s’en prennent aux filles.
Je me rappelle de cette journée où j’ai vraiment dépassé la limite. Nous étions allés à l’église avec Juliette, notre enseignante – allez savoir pourquoi, je n’en ai plus la moindre idée. La seule chose dont je me rappelle est que durant le trajet du retour, je m’acharnais à piler sur la chaussure de mon souffre-douleur. Je l’ai fait et refait jusqu’à ce que la semelle s’arrache.
C’était au printemps, il faisait froid, le sol était trempé. J’étais affolée, j’avais honte, mais je n’ai rien avoué.
Quand Juliette m’a demandé de fournir des explications, je lui ai menti de manière éhontée. J’étais si convaincante que ma pauvre victime s’est pris un regard condescendant et s’est fait virer de bord. Bang!
Je ne me suis pas arrêtée là… J’ai continué d’intimider ma camarade de classe, de façon mesquine et cachée. Par chance, elle n’avait pas dit son dernier mot. Deux ans plus tard, quand je suis arrivée au secondaire, sa grande sœur s’est donné pour mission de me remettre à ma place.
Un beau matin, elle s’en est prise à moi. Ça s’est passé très vite. Elle m’a violemment plaquée contre une case et m’a dit de ne plus jamais écœurer sa sœur. La seconde d’après, elle avait filé. C’était bien fait pour moi, je l’avais mérité!
J’ai tellement honte quand je repense à cet épisode de ma jeunesse, honte d’avoir pensé qu’on pouvait briller en écrasant une autre personne.
***
Stéphanie était sur le point de terminer son exposé. Elle avait retrouvé son aplomb. Pour nous raconter son histoire, elle l’avait revécue, repensée, réinventée. Elle l’avait prise à bras le corps et elle en était fière.
Elle est revenue à sa place la tête haute sous les applaudissements et les félicitations de ses collègues. Je me suis levée et je l’ai serrée dans mes bras – Au diable les convenances!
J’ai serré mon étudiante dans mes bras, une femme de mon âge environ, parce que j’étais renversée par sa force, mais aussi parce que je voulais demander pardon.
Pardon de t’avoir tant blessée.
Isabelle dit :
Une autre professeur de primaire nous a témoigné qu’une de ses écolières disait, en toute spontanéité et simplicité ; » C’est parce qu’ils souffrent en dedans que les gens sont méchants! »
Judith Proulx dit :
Mon Dieu! Les enfants ont parfois le don de nous sortir les plus grandes vérités.
Judith Proulx dit :
Merci beaucoup Stéphanie!
Linda dit :
Je te lève mon chapeau !!! Longue écriture !!
Judith Proulx dit :
Merci Papa!
Christine Labonté dit :
oh là là! Ce fût pour moi très difficile à lire sans verser une larme….. J’ai vécu de l’intimidation pendant tout mon primaire et une partie de mon secondaire. Encore aujourd’hui, je doit me battre à TOUS les jours contre les stigmates que ça a laissé sur mon âme. Mais comme je dis toujours: on est belles, on est fortes, on est capable! Merci pour ce texte. J’adore!
Judith Proulx dit :
Chère Christine, Ce partage est très touchant. Les événements vécus durant l’enfance nous marquent à jamais. Ce sont nos stigmates, comme tu le dis si bien. En même temps, ils nous amènent à devenir plus forts et à nous définir en fonction de qui nous sommes vraiment. Merci pour tes mots!