15 juillet 2015. J’étais chez moi en train de travailler, ou plutôt, de ruminer. Je réfléchissais à mon implication dans le projet d’affaires de mon mari. L’idée était de développer et de commercialiser une application mobile qui permettrait aux médecins de gérer leur facturation de manière simple et efficace. Je connaissais ce projet sur le bout des doigts. Pourtant, sans avoir le courage de l’admettre, je savais que je n’étais pas à ma place.
Je n’avais d’ailleurs aucun pouvoir sur l’avenir de cette entreprise. Seul mon mari en avait : il en était le créateur, l’unique bailleur de fonds et le seul qu’on écoutait. Moi, j’étais la femme de… l’assistante, le second rôle. Je m’étais lancée dans cette aventure par soif de liberté et voilà que je me sentais enchaînée.
Inutile de demeurer dans cet état d’esprit plus longtemps! De toute façon, je n’avais qu’une seule envie : profiter de cette chaude journée d’été. J’ai demandé à Mélissa si elle était assez en forme pour me recevoir. Oui! Elle allait bien. Le cataclysme qui avait suivi son 3e traitement de chimio était passé. Elle m’attendait.
Je me suis rendue chez elle avec une certaine fébrilité. Dans mon esprit, le soleil de juillet contrastait violemment avec la maladie. Je ne savais pas à quoi m’attendre. J’allais chez elle pour la première fois et c’était comme si je plongeais dans son intimité. Je m’apprêtais à découvrir qui elle était, au-delà de l’image qu’elle projetait socialement.
J’ai stationné ma voiture devant cette maison que je ne connaissais pas. J’ai marché vers la porte d’un pas mal assuré. Dehors, c’était le calme plat. J’entendais le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux. J’ai frappé faiblement, la sonnette me semblait trop bruyante, trop intrusive.
Elle a ouvert. Elle était visiblement dans le même état d’esprit que moi – pas tout à fait à l’aise –, je l’ai senti tout de suite.
– Faque c’est ça, c’est chez nous! Ç’a rien à voir avec chez vous…
Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça?
– Hey! J’suis contente de te voir. T’es belle! Ça te va bien les cheveux courts, t’as l’air tannante! Pis arrête ça, je m’en fous de ta maison. J’suis ici pour toi, pour être avec toi.
Cette demeure n’avait rien à voir avec la mienne, c’est vrai, et c’est précisément ce qui me plaisait. Partout où je posais les yeux, le goût et le raffinement de Mélissa se déployaient. Tous les tableaux accrochés aux murs portaient sa signature : c’étaient de magnifiques fleurs aux couleurs vibrantes, des femmes charnelles, des dessins naïfs. C’était une maison habitée, la maison d’une artiste. Même si je savais qu’elle peignait, je n’avais encore jamais pris conscience de son immense talent.
Je ne savais pas qu’au-dedans d’elle vivait un être si lumineux, qui chaque instant, devait se battre contre l’être sombre qui menaçait de l’emporter (cette inner bitch dont je vous ai parlé plus tôt). Je m’exclamais devant ses œuvres et elle répondait immanquablement : Voyons donc, c’est rien! Techniquement, c’est pas bon! Et elle pointait cet infime détail que je n’aurais jamais remarqué : la faille du tableau, sa faille, la preuve de son imperfection. Je l’ai aimée beaucoup plus encore à ce moment-là.
Dans la cuisine se trouvait un grand mur noir sur lequel sa main fine avait écrit :
I’m not giving up, I’m starting over!
Au-delà de la beauté des formes extérieures, il y a plus. Il y a quelque chose d’indéfinissable qui n’a pas de nom. Il y a une essence intérieure, profonde et sacrée. Eckhart Tolle
Pommes, bananes, œufs, fromage, brochettes de bœuf, oignons, patates-grelots
Son courage, sa foi, son quotidien.
Elle m’a servi un jus de fruit et on s’est installées sur sa terrasse, qui n’était rien (!), à côté de sa piscine, qui n’était rien (!), et de son hamac, qu’elle adorait.
On a parlé, à cœur ouvert, comme les amies qu’on était en train de devenir. Je lui ai exprimé mes doutes au sujet de notre projet d’affaires, ce à quoi elle a répondu avec sa franchise habituelle : « Quand y’a rien qui fonctionne comme tu veux, Judith, tasse-toi du chemin! Les choses vont finir par se placer d’elles-mêmes. »
Puis, elle a exprimé ses doutes – Ô combien plus graves! Je n’ai pas retenu tous les détails de cette conversation, mais je me souviendrais toujors d’un geste qu’elle a posé, le symbole éclatant de la menace qui pesait sur elle. Elle a levé sa main gauche et l’a placée près de sa tête, juste derrière de son oreille :
La mort est juste là. C’est contre elle que j’me bats, pis j’lâcherai pas.
Le soleil est demeuré aussi chaud, la lumière, aussi vive. Rien n’avait changé, pourtant, plus rien n’était pareil. Je l’ai quittée, profondément ébranlée.
Le weekend suivant, elle allait à Montréal avec son amoureux pour célébrer son anniversaire. Je lui avais donné mes bonnes adresses. L’escapade devait se clore par le 4e traitement de chimiothérapie…
Le 24 juillet, je lui ai envoyé mes vœux d’anniversaire. Je lui souhaitais la guérison, la paix, l’amour. Je lui disais combien elle m’était chère.
Elle, avec sa grandeur d’âme et sa verve habituelle, nous a écrit ceci :
En ce jour de mon 34e anniversaire, j’ai l’impression qu’un train, 8 voitures et 4 semi-remorques me sont passés sur le corps, j’ai la bouche épaisse comme un lendemain de brosse légendaire. Mon goût est complètement fucké, l’eau a la texture et le goût de la morve. Je me lève et je manque de tomber à pleine face. J’ai une tornade dans l’intestin, MAIS J’AI LE CŒUR GALVANISÉ D’AMOUR grâce à vous tous qui pensez à moi. Merci pour les vœux, l’amour, le soutien… Merci pour tout, je vous embrasse et je vous promets de tout cœur que JE NE LÂCHERAI PAS.
Quel courage! L’emblème du courage!
Par-delà ses doutes, Mélissa continuait et continuerait d’écrire pour affronter ce vertige incroyable sans perdre la tête. Elle a su mettre des mots sur sa douleur, sa colère et son désespoir. Ce qui me frappe cependant, c’est qu’elle ait aussi trouvé la force d’exprimer son amour, sa gratitude, sa volonté ferme de guérir et surtout, de VIVRE.
Linda dit :
Toujours aussi touchant !!
Elvire B. Toffa J. dit :
J’ai les yeux pleins d’eau; mais ce mot VIVRE qui me sonne fort à l’oreille et dans le cœur; Merci Judith et Merci à Mélissa qui continue de vivre par toi.
Judith Proulx dit :
Le 3 décembre, cela fera un an qu’elle nous a quitté. Je me sens plus ébranlée en ce moment, alors ça me fait du bien de partager avec vous ces écrits.
Joanne bonneau dit :
Merci Judith !!! Tu donnes vie à Mélissa ….car elle est dans nos cœurs
Judith Proulx dit :
Oui, chère Pauline, un grand courage.