Plus les pertes ont été grandes, plus la rage a été vive. La rage du naufrage entraînait dans son sillage des deuils impossibles.
Combien de chutes Mélissa a-t-elle faites parce qu’elle refusait de s’avouer vaincue, d’admettre que son corps ne pouvait plus la supporter?
Combien de fois s’est-elle accrochée aux détails insignifiants du quotidien?
Combien d’achats inutiles, de rêves brisés, d’espoirs envolés?
Chère Mélissa, elle avait toutes les raisons du monde d’être enragée. Moi-même, je rageais d’assister à sa déchéance dans un état de parfaite impuissance.
Je m’imaginais, malgré moi, dans sa situation. Je me voyais annoncer à mes deux jeunes enfants que je ne serais plus là. Je tentais l’exercice insensé d’expliquer ma propre mort. J’ai d’abord été attirée par les métaphores célestes : maman sera au ciel, maman sera une étoile. Mais, ça n’allait pas… C’était trop abstrait pour mes petits. J’ai donc choisi les mots les plus simples possibles : mes yeux ne verront plus, mes oreilles n’entendront plus, mon nez ne sentira plus, mon cœur ne battra plus. Je ne vivrai plus avec vous, à la maison; je serai dans votre cœur. Vous pourrez me parler chaque fois que vous vous ennuierez. Moi, je veillerai sur vous et je vous aimerai toujours.
J’ai recommencé cet exercice des dizaines de fois. En vain. J’ai cherché des articles et des livres pertinents pour expliquer la mort aux enfants. J’étais prête à courir les libraires de la ville, à commander en ligne avec livraison accéléré… Ce que je lui ai écrit, ce à quoi elle a répondu :
– Voyons minou, vire pas folle avec ça! ? Si tu trouves rien, c’est pas grave! En fait, la petite en sait déjà beaucoup. C’est le fait que maman ne sera plus là un moment donné. Et le passage vers la mort… En tout cas. La psy de l’hôpital Notre-Dame m’a donné plusieurs pistes pour en parler avec elle, en plus de ce que tu fais. On est en business!
Ça ne me paraissait pas clair, pas clair du tout même. Mais j’ai lâché prise. C’était son enfant. Elle trouverait les mots qu’il fallait. Elle poserait d’instinct les gestes qu’il fallait. Elle saurait.
Le 6 novembre, un peu plus d’une semaine après sa perforation intestinale et son opération d’urgence, elle est revenue à Trois-Rivières dans un état de joie à peine descriptible.
– Rendue! Chambre 518. Si tu savais à quel point je suis contente… J’en pleurerais!
– Yes! Je suis tellement soulagée que tu sois là! Jean-François t’a vue?
– Oui! Il vient de quitter la chambre. Il était content de voir mon état; je pense qu’il me croyait plus amochée. Il a demandé un scan baryté pour demain et si tout passe au bon endroit, on débute l’alimentation liquide doucement. Je suis sur la voie du retour à la maison!!! Je continue de me croiser les doigts pour la suite!
– Hourra! J’étais au téléphone avec lui justement! En effet, il t’a trouvée très bien. Je vais te visiter demain.
– Super! J’ai hâte de te voir ?
Je n’ai pas dit à Mélissa ce que j’avais demandé à Jean-François au téléphone :
– Est-ce qu’elle comprend bien que c’est terminé? Qu’il n’y a aucune chance qu’elle s’en sorte?
– Oui, oui! Elle le sait. Elle souhaite mourir à la maison, alors on va tout faire pour que ce soit possible.
– Hum. J’en n’étais plus certaine en lui parlant.
Le lendemain, je suis arrivée dans sa chambre au même moment que l’ergothérapeute qui devait évaluer sa capacité motrice, afin d’organiser son retour chez elle. Je la sentais nerveuse. J’ai compris pourquoi en la voyant se hisser sur ses jambes : les mains agrippées aux bras de son fauteuil roulant, elle a posé les pieds par terre, penché sa poitrine vers l’avant, puis, tout son corps s’est mis à trembler. L’effort pour se lever paraissait surhumain.
Une fois debout, elle s’est stabilisée. On s’est dirigé vers l’escalier à pas de tortue. Elle refusait notre aide : « J’t’encore capable de marcher tu seule! » Elle devait réussir à descendre et à monter six marches. La descente s’est bien déroulée, mais la remontée… Mon Dieu! À mi-chemin, j’ai cru qu’elle allait s’effondrer. J’ai failli m’élancer pour la rattraper. Mais non! Elle a repris son souffle. Ses jambes, si enflées, semblaient trop lourdes à porter. Elle a soulevé sa cuisse avec ses deux mains pour déposer son pied sur la marche suivante. Elle a procédé ainsi, une jambe à la fois, jusqu’en haut. Moi, je la regardais en ravalant mes larmes et ma colère. C’était insoutenable!
Elle est revenue à sa chambre, par elle-même. Elle s’est couchée, complètement épuisée. Je me suis assise à ses côtés, sans parler, sans la regarder, par pudeur. J’ai massé ses pieds et ses mollets un long moment, sans demander si ça lui convenait. C’était la seule chose que je pouvais faire.
Un murmure s’est échappé de ses lèvres pourtant serrées : Ça fait du bien. Des larmes perlaient de ses paupières closes et glissaient le long de son visage décharné. Un mélange de dépit et de rage.
C’était donc ça la rage de vivre!
Danielle Fiset dit :
Mon amie est en train de mourir. Elle est en colère, tellement en colère! Ils vont l’hospitaliser bientôt. J’ai peur qu’elle ne parte avec cette rage au coeur…
Je subis ses foudres avec patience, amour et tendresse, mais je ne peux pas faire plus.
J’aimerais tellement qu’elle fasse la paix.
Je sais que tu ne peux rien faire, mais je n’ai personne à qui parler.
Cela m’a fait du bien de t’écrire.
Je vous souhaite, à toi et à ta petite famille, de Joyeuses Fêtes car, en dépit de la mort, il y a la vie.
Merci.
Judith Proulx dit :
Chère Danielle, je te comprends tellement. La colère de Mélissa était foudroyante à l’égard de sa mère et de son conjoint, pourtant si attentionnés et bienveillants à son égard. Tu fais déjà tout ce que tu peux. Pense aussi à toi dans tout cela. Prends soin de ton coeur et reconnais que tu l’accompagnes de manière exceptionnelle. Un joyeux Noël, Danielle. Comme tu le dis si bien : en dépit de la mort, il y a la vie. xx