J’ai appris la mort de Mélissa au volant de ma voiture, dans la position exacte où j’avais appris son cancer, 9 mois plus tôt. Je n’ai pas été saisie comme je l’avais été à ce moment-là. Au contraire, je me suis sentie soulagée. Enfin, Mélissa ne souffrait plus. Elle était libérée de son corps et de ses pensées. La tristesse, le manque et le vide inhérents au deuil, je les ai ressentis plus tard.
Il était 7 h 30 lorsque le téléphone a sonné, j’étais en route vers Québec. Je l’ai su immédiatement. Je suis restée très calme en répondant à sa mère. Je lui ai offert mes plus sincères condoléances et je lui ai dit que non, je ne voulais pas la voir une dernière fois. Je ne voulais pas m’imprégner de cette image-là. Elle, morte. La peau grise, les traits figés, la bouche entrouverte. Peut-être qu’en refusant de voir cette réalité crue je la garderais intacte, belle et lumineuse, pour toujours.
Puis, j’ai fait comme si cet appel n’avait jamais eu lieu. J’ai tenu le volant de ma voiture un peu plus fermement et j’ai foncé vers mon destin. Ce jour-là, je devais présenter, seule, le projet d’affaires sur lequel je planchais avec mon chum et un troisième partenaire depuis près d’un an.
Cette présentation était l’exercice final d’une formation pour jeunes entrepreneurs à laquelle je m’étais inscrite in extremis, dans un ultime espoir de voir notre rêve entrepreneurial se réaliser. J’étais très nerveuse, j’ai donc décidé de casser la glace. Devant les investisseurs, nos formateurs et mes collègues, j’ai offert une piètre performance. Je n’ai sans doute pas été aussi médiocre que je le pense – je n’ai jamais eu le courage de regarder l’enregistrement –, mais une chose est sûre, je n’ai pas été convaincante…
Les commentaires que j’ai reçus à la suite de ma présentation m’ont profondément ébranlée. On ne m’a pratiquement pas questionnée au sujet de notre entreprise, sans doute que les investisseurs n’y voyaient pas suffisamment d’intérêt. En revanche, on m’a demandé pourquoi les médecins étaient absents. Puisqu’il s’agissait d’un projet en lien avec la facturation médicale, les médecins auraient été plus crédibles que moi. Et vlan, première claque!
On m’a ensuite dit que ma manière de présenter était trop expressive, que j’avais un «ton de vendeuse» (ne me demandez pas ce que c’est, je l’ignore), bref, que je n’étais pas convaincante. Et vlan, deuxième claque!
Celle-là m’a fait très mal. Le type qui m’avait fait cette remarque a même dit, après la présentation qui a suivi la mienne : « Vous voyez, lui, il parlait de manière calme et posée. Lui, je lui ferais confiance. »
Je ne me suis jamais sentie aussi humiliée. À tout moment les larmes que je retenais menaçaient de se déverser. J’avais peine à déglutir, j’étais rouge, j’avais chaud. Les trois heures qui ont suivi ont été les plus longues de ma vie. Ce n’est qu’une fois revenue à ma voiture que je me suis décomposée.
Ces deux chocs reçus coup sur coup, celui de la mort et celui de l’échec, m’ont profondément et durablement transformée.
Quelques jours après ma présentation, j’ai eu la chance de parler avec l’une de nos formatrices. Elle m’a expliqué : « J’ai eu l’impression que tu n’étais pas authentique, que tu portais une armure, comme si tu allais au front pour vendre ton projet. Je n’ai vu ni la douceur ni la vulnérabilité ni la force qui se dégageaient de toi lors de la formation. »
Plus on se parlait, plus je sentais en moi le nœud se délier. J’étais si triste d’avoir abandonné ma passion pour la littérature simplement parce que l’enseignement m’avait déçue. Je m’étais complètement oubliée, moi, mes goûts, mes passions… mes rêves!
Dans mon carnet, j’ai écrit : Plus jamais! Je vais écrire, même si ça me fait terriblement peur, car pour l’instant, j’ai le sentiment d’être à côté de ma vie, d’être à côté de moi-même. J’ai besoin d’authenticité, d’art, de beauté et de mots pour extérioriser ce que je ressens.
La suite, vous la connaissez puisque vous la lisez. Si chacun de mes billets se lit comme un cri du cœur, c’est parce que j’aurais voulu que Mélissa connaisse de moi tout ce que je vous raconte. J’aurais voulu lui montrer l’immense fragilité que je cache au-dedans de moi pour qu’elle se sente moins seule.
À cause de ce regret, j’ai mis beaucoup de temps à faire mon deuil de Mélissa. Mais chacun des mots que j’ai écrits m’a permis d’avancer dans la bonne direction.
Le deuil est sans doute la plus grande leçon de la vie. Pour ma part, j’ai compris que ce qui m’importait le plus était de créer des relations authentiques avec les autres, sans craindre leur jugement.
J’essaie de le faire au quotidien avec ma famille et mes amis, bien sûr, mais aussi dans ma communauté. J’ai choisi de devenir bénévole auprès des personnes en fin de vie. C’est particulier, je sais, à mon âge surtout. C’est ce qu’on me dit constamment à l’hôpital. On me dit aussi : « Vous ne travaillez pas? » Non, que je réponds, pas pour le moment. J’explique que je réalise mon rêve d’écrire, que ça me fait du bien.
C’est étrange ne pas travailler, dans notre société. C’est complètement hors norme, presque inadmissible. Mais pour l’instant, je fais ce qui me semble impératif de faire. C’est de cette manière que ma vie prend tout son sens. L’année qui vient de s’écouler m’a appris que le deuil ne concerne pas seulement la mort. À chaque étape de ma vie, il y aura des deuils à faire, car tout est éphémère.
Parfois, il faut faire le deuil de qui l’on croyait être pour devenir qui l’on est réellement, et même si on est conscient d’aller dans la bonne direction, ça demeure douloureux et angoissant. Mais je suis certaine que le jeu en vaut la chandelle.
Il faut avoir le courage d’être qui on est.
Karine Leclerc dit :
Judith… Tes mots me touchent!
Ton authenticité, ta vulnérabilité sont au premier plan. Je ne considère rien de « plus fort » que quelqu’un qui ose aller au « front » sans armure! Il faut détenir une réelle force et une confiance pour se présenter vulnérable et sensible. Cette force est intérieure et elle t’habite assurément !
A quelques heures de notre rencontre, je suis déjà remplie… À bientôt 😉
Judith Proulx dit :
Merci Karine! J’ai l’impression d’avoir trouvé en toi une véritable allié, quelqu’un qui comprenne réellement la mission que je me suis donnée. Notre rencontre d’hier m’a donnée des ailes. Je t’en suis infiniment reconnaissante.