C’est l’un de mes plus beaux souvenirs d’enfance, l’un de ceux qui m’enchantent. Dès que j’y pense, une vive sensation de liberté m’anime. À la campagne, où j’ai grandi, une simple promenade pouvait facilement se transformer en grande aventure, ce qui se produisait immanquablement lorsqu’on allait à l’île secrète.
Pour se rendre à notre île secrète, que papa avait découverte et que personne d’autre ne connaissait (enfin, dans ma tête d’enfant!), on marchait une vingtaine de minutes. C’était tout près de la maison, pourtant, j’avais la nette impression de partir en voyage…
Ce jour-là, il fait beau. Le foin fraîchement coupé sent bon; les cigales chantent fort. Le soleil plombe sur ma tête, le sol est brûlant. Ouille! Un caillou vient d’entrer dans ma sandale. Je secoue vivement le pied pour le faire sortir, car papa marche vite et je ne veux pas le ralentir. Pas comme mon frère qui court partout en essayant d’écraser les fourmis et d’attraper les mouches. Mon plus jeune frère, lui, s’est endormi sur mon père, dans le fameux sac en « corduroy » vert, celui dans lequel on a tous vécu nos premières aventures.
On est sur le point d’arriver et je sens monter en moi une frayeur qui me donne mal au ventre. Pour atteindre l’île secrète, il faut traverser un bras de la rivière Nicolet en marchant sur un barrage très étroit, qui fait près de 100 mètres de long. Ce n’est pas bien haut, à peine un mètre, mais j’ai terriblement peur de tomber dans l’eau, qui grouille de têtards et de petits poissons.
Ça y est. On vient de parcourir le sentier qui débouche sur la rivière. Maintenant, je suis face à l’infranchissable barrage. Mon île est juste au bout. Mon estomac cabriole. C’est peine perdue! Je n’y arriverai pas. Je pleure. J’y renonce. Je veux rentrer à la maison. Je le dis à papa. Je le crie. Je panique. Mon frère est tout impressionné. Mon père, lui, reste calme : Mais non, tout ira bien! Il agrippe nos petites mains, mon frère d’un côté, moi de l’autre. Le bébé s’est réveillé et participe à l’épopée en gazouillant. Ma mère aurait hurlé si elle nous avait vus!
Le visage crispé, le pied hésitant, je fais un premier pas de côté sur le barrage, puis j’avance, lentement, avec eux. La traversée me parait interminable, mais j’y arrive. Un pas à la fois. Ça y est presque.
J’ai réussi! Je saute sur la terre ferme. Papa est fier de moi, il me félicite. Il savait bien que j’étais capable. Je cours avec mon frère en direction des chutes. Envolée la peur! Disparue! Je suis libre, sans entraves. On ralentit notre course, on saute maintenant d’une roche à l’autre. On s’éclabousse, on est trempés.
Puis les chutes apparaissent, magnifiques, majestueuses. J’ai 6 ans. Debout sur les rochers avec mon père et mes frères, je me sens si bien. J’admire ma rivière, la force du courant, le mouvement des rapides. J’ai les oreilles pleines du bruit de la cascade. Je respire l’air mouillé à pleins poumons. On a tellement de plaisir! Je suis heureuse, fière de moi. Je n’aurai presque plus peur du barrage au retour.
Cette grande aventure à l’île secrète, je l’adorais autant que je la redoutais. Je garde ce souvenir précieusement dans mon cœur parce qu’il me rappelle à quel point mon père était libre, affranchi des règles, à quel point mon père m’a permis de devenir une femme libre.
En ce moment, je me sens exactement comme si je venais de découvrir les chutes : leur beauté, leur force, leur démesure. Je suis à un tournant de ma vie et je me sens libre. Ce n’est pas rien, se sentir libre lorsqu’on a deux jeunes enfants. En fait, c’est tout nouveau pour moi.
J’ai compris que j’ai le pouvoir d’être libre, car ma liberté vient du dedans, et non du dehors. C’est un choix, une volonté assumée et affirmée.
Quand je pense à la liberté, toujours, c’est Nelson Mandela qui me vient en tête. Tout le travail que cet homme a fait pour notre liberté, à tous, il faut le poursuivre. Il faut que son œuvre se perpétue, c’est notre devoir. Quand j’entends qu’un nouvel attentat est survenu, quand je vois que la peur et la haine gagnent du terrain, je relis le plus bel éloge à la liberté qui soit, celui de Nelson Mandela :
« Quand j’ai franchi les portes de la prison, telle était ma mission : libérer à la fois l’opprimé et l’oppresseur. Certains disent que ce but est atteint. Mais je sais que ce n’est pas le cas. La vérité, c’est que nous ne sommes pas encore libres; nous avons seulement atteint la liberté d’être libres, le droit de ne pas être opprimés. Nous n’avons pas encore fait le dernier pas de notre voyage, nous n’avons fait que le premier sur une route longue et difficile. Car être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. La véritable épreuve pour notre attachement à la liberté vient de commencer. »
En lisant les mots de Nelson Mandela, je me demande comment je vais faire, moi, pour aider les autres à trouver leur liberté?
Référence : Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 755-756.
Joannie dit :
Wow, très inspirant comme texte! Bravo mon amie!
Judith Proulx dit :
Merci Joannie XX
Judith Proulx dit :
Merci Marjolaine! Papa est un électron libre. On se ressemble énormément, ce qui rend parfois notre relation… explosive. Mais j’ai énormément d’admiration pour lui et je sais qu’il a confiance en moi, peu importe ce que je fais. C’est extrêmement précieux! Merci de me lire!