30 novembre 2015. Je me souviens de ce matin-là comme si c’était hier et je m’en souviendrai toute ma vie avec la même intensité. Le ciel gris laissait tomber ses premiers flocons de neige. Sur le chemin qui me conduisait vers Mélissa, je respirais plus lentement qu’à l’habitude. J’étais calme. Je me recueillais en silence. Elle serait bientôt libérée de sa souffrance. Je le savais. Elle le savait. Nous le savions tous :
«Quelques mots pour vous dire que la triste réalité a rattrapé mon espoir de guérison. Je ne veux pas quitter ce monde sans vous témoigner toute ma reconnaissance pour le soutien apporté à ma famille ainsi qu’à moi. Hier, avec mes proches, nous avons décoré le sapin de Noël afin que je puisse retrouver une ambiance festive et concocter quelques derniers rêves et désirs. Encore un énorme merci pour tout, votre générosité nous a permis d’affronter cette épreuve de la façon la plus sereine possible.»
Je n’avais pas tenté de contenir ma peine et mes larmes en lisant ce message, la veille. La photo qui l’accompagnait m’avait glacé le sang. Près de l’arbre de Noël, Mélissa était entourée de sa fille, de son amoureux, de ses parents et d’autres membres de sa famille. Ce n’était pas son extrême maigreur qui me faisait le plus mal, c’était le désespoir dans son regard. Je la sentais vaincue, éteinte, peut-être un peu honteuse d’être vue ainsi, dans cet état de décharnement. On n’expose pas la faillite du corps dans notre monde, et pourtant…
J’ai stationné ma voiture devant cette maison que je connaissais maintenant très bien. À l’intérieur régnait une effervescence à laquelle je ne m’attendais pas. La nuit avait été difficile. Trop difficile. On s’était résigné à appeler la Maison Albatros : une place était disponible. L’ambulance s’en venait. C’était le branle-bas du départ.
Comment se fait-il que je sois arrivée à ce moment-là? À ce moment précis où elle devait renoncer à tout espoir. Renoncer à mourir à la maison. Renoncer.
Quand je suis entrée dans sa chambre, la tête du lit était remontée. Mélissa était assise, plusieurs oreillers l’aidaient à se maintenir droite. Elle buvait, à petites gorgées, le dernier café latté de sa vie. J’ai souri en voyant la mousse blanche lui coller sur les lèvres. Je me suis assise près d’elle, puis on s’est regardées longuement :
– Faque c’est ça, on a faite ce qu’on a pu!
– Ça va aller, Mélissa. Tu vas être bien là-bas.
Elle regardait par-dessus mon épaule, vérifiait ce que sa mère mettait dans sa valise :
– Lâche prise! C’est pas important.
Les ambulanciers sont arrivés très rapidement. L’air froid du dehors s’est engouffré dans la chambre avec eux. Ils l’ont emmitouflé de la tête aux pieds, l’ont transférée sur une civière, puis portée jusqu’à l’ambulance. Son chum les a suivis.
Moi, je suis restée seule avec sa mère pour qui je ressentais une compassion infinie. Je partageais entièrement la douleur de cette femme qui allait vivre le deuil extrêmement difficile de son enfant. Est-ce que je l’ai prise dans mes bras? Est-ce que je lui ai exprimé la sympathie que j’éprouvais pour elle à ce moment? Peut-être pas. Je ne sais plus. Nous avons parlé brièvement et je suis partie.
Vers 13 h, je suis allée visiter Mélissa à la maison de soins palliatifs. J’avais un nœud dans l’estomac, les mains moites. C’était un lieu accueillant, paisible, silencieux, un lieu idéal pour mourir. Un lieu où l’on pouvait tenir la main frêle de sa grand-mère de 93 ans… pas celle de son amie de 34 ans.
J’ai pénétré dans sa chambre tout doucement, sans faire de bruit. Elle était seule, allongée dans la pénombre et n’a ouvert les yeux qu’au moment où je me suis assise tout près d’elle. La différence entre la femme que j’avais vue le matin et celle qui était couchée dans le lit était saisissante. Mélissa avait lâché prise. Elle était ici pour mourir, elle le savait et l’acceptait. Elle était ici pour recevoir les dernières marques d’amour de ses proches. Elle le savait et l’acceptait.
J’ai été prise d’une émotion si forte qu’aucun mot ne pourrait la décrire. Je savais que c’était peut-être la dernière fois que je la voyais consciente; elle semblait si près du départ. Alors, j’ai cru que le moment était venu de lui exprimer ce que mon coeur me dictait.
J’ai pris ses mains dans les miennes. Mon visage tout près du sien, j’ai murmuré :
– C’est bientôt fini, Minou! T’as été incroyable! Je veux que tu saches que je t’oublierai jamais. Dans ma vie, il y aura toujours un avant et un après Mélissa Gagnon. Grâce à toi, j’ai compris que la vie c’est maintenant. J’ai compris que je peux être qui je veux, que je dois vivre sans attendre, sans penser à ce que les autres vont dire de moi. Je vais changer, Mélissa, et dire à tout le monde que c’est grâce à toi. Je vais le dire pour que ta fille sache tout ce que tu m’as apporté et à quel point sa mère était une femme extraordinaire. Je te le promets.
Elle me serrait avec le peu de force qu’elle avait. Doucement, elle a posé son regard vers le coin de la pièce et j’ai demandé, même si je savais déjà :
– Qu’est-ce que tu regardes?
– C’est ma grand-mère, Raymonde. Elle est juste là.
La mère de Mélissa est arrivée à ce moment. J’aurais pu rester, mais j’étais trop émue. Je les ai laissées. J’ai libéré les sanglots que je retenais si fort dès le moment où j’ai franchi la porte.
Dehors, il neigeait à plein ciel. Tout était blanc et beau et pur.
Josianne Baril dit :
Merci de partager cette journée avec nous. Clémence me n en jamais parlé et je n osais pas poser ces questions là. Je l ai toujours dit et vais le redire encore: mon problème de pyrrothite n est rien comparé à ça. Le béton, ca se remplace…. Je viens d avoir confirmation dans mes pensées quevla maladie est la pire chose. Le monde qui se plaint de tout et rien n ont plus ma sympathie. Ouf of my life! Merci Judith!
Judith Proulx dit :
Merci Josiane, pour ton accueil au moment où je t’ai parlé de ce projet et pour tes commentaires, toujours appréciés cet automne. Que la vie t’apporte de la joie et de la folie chaque jour, malgré les embûches. xx
Judith Proulx dit :
C’est très beau ce que tu m’écris Nathalie! Très touchant, aussi. Merci!
Élizabeth Bisson dit :
Quel beau talent d’écriture Judith. C’est toujours très beau ce que tu écris. Joyeux Noël k
Judith Proulx dit :
Comme c’est gentil, Élizabeth! Merci! Un très joyeux Noël rempli d’amour et de paix avec ceux que tu aimes. Je t’embrasse.
Joanne bonneau dit :
Il est tôt ce matin ,je viens de te lire chère Judith !!! Et je suis émue de la pertinence de tes propos sur la fragilité de la vie ….nous avons tous un chemin de vie et tes textes nous ont conduit vers le passage ,la finalité …vivons le présent avec conscience …merci?
Judith Proulx dit :
Comme c’est beau ce que tu écris, Joanne! Oui, profitons du moment présent, car c’est là que se trouve notre plus grande source de joie! xx