Ce matin-là, j’ai pris le 67 St-Michel, direction Nord, en tenant fermement le sac qui contenait les 3 exemplaires de mon mémoire de maîtrise. Arrivée au métro, j’ai pris la ligne bleue, direction Snowdon, je suis sortie à Côte-des-Neiges 30 minutes plus tard. Je n’ai pas lâché mon sac de tout le trajet, j’aurais pu l’oublier. J’oublie tout quand je suis anxieuse.
J’ai emprunté la rue Jean-Brillant, comme je l’avais fait si souvent au cours des dernières années. Le froid glacial me pinçait les joues, mais ça n’avait aucune importance. J’étais fébrile : l’heure de ma délivrance avait enfin sonné. Une fois rendue au Pavillon Lionel-Groulx, j’ai monté l’escalier jusqu’au Département des littératures de langue française, 8e étage, là où je devais déposer le fruit de mon labeur.
Je suis arrivée devant la secrétaire, haletante, mais le sourire fendu jusqu’aux oreilles.
– Bonjour, je viens déposer mon mémoire de maîtrise. (J’avais sans doute cette voix aigüe qui sort spontanément quand je suis trop excitée.)
– Bonjour, vous l’avez en 3 exemplaires?
– Bien sûr, les voici!
– Qui est votre directeur de recherche?
– Pierre Popovic.
– Et les membres de votre jury?
– Catherine Mavrikakis et Pierre Nepveu.
– C’est parfait! Chacun recevra sa copie pour l’évaluation. Merci.
– …Merci! Bonne journée!
J’ai tourné les talons. Quand j’ai été certaine qu’elle ne pouvait plus me voir, j’ai serré les dents en m’exorbitant les yeux : Quoi? Pas bravo! Pas félicitations! Merci, c’est tout!
Ces 125 pages contenaient tout ce que j’avais. Tout! Et c’était ça, juste ça, déposer son mémoire de maîtrise. J’ai descendu l’escalier lentement, le vague à l’âme. Je suis sortie dehors. Rien. Pas de fanfare. Pas d’applaudissements. Juste le froid, qui me glaçait jusqu’aux os.
Mon mémoire de maîtrise a failli me rendre folle. Ça fait maintenant 10 ans que je décante cette expérience de la limite.
J’avais choisi d’étudier la poésie d’Anne-Marie Albiach, une auteure française contemporaine jugée extrêmement difficile à lire – carrément illisible (et inintéressante) selon certains. Or, pour moi, il s’agissait d’une écriture fascinante, libre et rebelle, qui brisait les structures de la langue de manière inventive. J’aimais cet univers pulsionnel, où coexistaient des états aussi contradictoires que l’angoisse et le désir, la violence et le plaisir, l’union et la disjonction. Je voulais comprendre cette œuvre et faire mentir ceux qui la croyaient « illisible ». Qu’est-ce que c’est une écriture illisible? Il s’agissait bien de mots disposés sur une page et les mots, qu’on le veuille ou non, créent du sens. Tel était mon pari.
Je me suis lancée dans ce travail à corps perdu . Je voulais que mon mémoire soit exceptionnel, si exceptionnel… que je ne produisais rien. Je passais des journées entières devant mon ordinateur, en proie au syndrome de la page blanche. J’avais si peur de me tromper, si peur que j’étais paralysée. Ce devait être parfait, du premier jet. Ou rien.
C’est là que ma cassure est véritablement survenue. À force de me répéter que je n’y arriverais pas, j’y ai cru. J’ai douté si fort que je me suis brisée. Mes angoisses sont devenues ingérables à partir de cette période de ma vie. Je m’inquiétais de tout ce qui était hors de mon contrôle : la guerre en Irak, le réchauffement climatique, les cris de jouissance de la voisine qui m’empêchaient de dormir. De la pure folie! Et vous avez le droit d’en rire, car c’était parfaitement ridicule!
Quand j’y repense, je me demande pourquoi je me suis imposé un tel défi? C’est là l’essentiel de mon paradoxe : plus j’ai peur d’échouer, plus j’élève mes standards. Il m’a fallu des années pour comprendre ce mécanisme et pour l’assouplir.
J’ai pris plus de temps que prévu pour écrire mon mémoire de maîtrise, mais j’ai réussi grâce à mes efforts certes, mais aussi grâce aux encouragements constants et à la confiance de mon directeur de recherche. C’est lui qui m’a permis de garder espoir et de persévérer.
J’ai finalement trouvé les mots pour exprimer ce que je ressentais de manière instinctive à la lecture de cette œuvre :
« Par un travail de décomposition et de reformulation de la langue, par l’invention d’un corps charnel et pourtant abstrait, insaisissable, par l’affirmation d’une subjectivité composée d’altérité, la poésie d’Anne-Marie Albiach donne à lire (à vivre) la complexité, l’étrangeté, la variabilité et la fugacité de l’expérience que chacun fait du réel. Le regard que pose ses textes sur le monde est exigeant, angoissant et souvent contradictoire. En cela, il est au plus près de la réalité. »
J’ai remporté mon pari! Quand j’ai lu les commentaires des membres du jury quelques semaines plus tard, j’en suis restée bouche bée. C’était si élogieux! Ils m’incitaient tous à poursuivre au doctorat pour voir cette pensée critique singulière se développer. Alors, pour la première fois de ma vie, j’ai écouté cette voix au-dedans qui hurlait : Es-tu folle? Veux-tu vraiment y laisser ta peau? Sauve-toi en courant! C’est ce que j’ai fait, au risque de déplaire.
Ce mémoire de maîtrise est une expérience de la limite qui m’a coûté cher, mais je ne la regretterai jamais. J’ai eu le courage d’aller au bout de moi-même. Je suis devenue plus forte, et plus folle aussi! Mais c’est ce qui fait mon charme, non?
Que ceux qui croient que les anxieux sont faibles viennent me le dire en face. Je suis prête à en débattre longtemps.
Élizabeth Bisson dit :
Que c’est beau ce que tu écris! Quel délice aussi pour le lecteur. Bravo Judith.
Judith Proulx dit :
Merci Élizabeth! Ton beau commentaire me touche. xx