Mélissa et moi, on aimait écrire. On s’est beaucoup écrit. Un jour, au bureau, elle s’était confiée, comme ça, tout bonnement : « T’sé, ma vie, ç’a pas toujours été facile. J’te dis, je pourrais écrire un livre avec tout ce que j’ai vécu. Je l’ferai jamais. J’suis pas une écrivaine, mais… c’est mon rêve pareil. »
C’est mon rêve pareil.
Après sa mort, quand j’en ai eu le courage, j’ai mis bout à bout tous les messages qu’on s’étaient envoyés : 40 pages de textos!
Étrangement, malgré l’instantanéité de notre correspondance, on s’exprimait dans un langage assez soutenu. C’est grâce à l’écriture que j’ai réellement connu Mélissa. Elle m’a laissé voir cette part d’elle-même qu’elle détestait montrer : sa vulnérabilité.
C’est sans doute pour cette raison que je ressens l’urgent besoin d’écrire ce que son passage dans ma vie m’a fait comprendre. Je ne sais pas ce que c’est être atteinte du cancer. Je n’ai pas pu ressentir l’ampleur de sa souffrance ni de son désarroi. Tout ce que j’ai pu lui offrir, c’est ma présence, mon écoute, mon silence. Ah! c’est vrai, ma crème à main préférée aussi, celle qui sent la pêche.
Au lendemain de l’annonce du diagnostic, elle était hospitalisée, j’étais encore sous le choc. J’assistais à une journée de conférences portant sur la rédaction et le marketing Web, mais mon cœur n’y était pas. Je voulais lui parler, alors je lui ai écrit :
– Comment vas-tu aujourd’hui?
– J’ai pété les plombs ce matin, mais ça va mieux. Je pense que je suis un peu SPM en même temps. LOL
– C’est comme on se disait hier. Ça va aller par phase. Avec des moments terribles et d’autres meilleurs.
– J’ai commencé à me sentir enragée hier soir… J’ai été bête avec mon chum et ma mère. On dirait que je voulais plus entendre parler de ça.
– C’est normal, cette rage contre la vie qui t’envoie sans cesse des épreuves.
– Ce matin, je me suis réveillée de mauvaise humeur, j’en voulais à tout le monde. Après, j’ai explosé en larmes.
– C’est tellement angoissant ce que tu vis… Excuse-moi, je dois y aller, la conférence va commencer. As-tu une fenêtre dans ta chambre? Sinon, trouves-en une, le soleil est magnifique.
– Ouin, je dois passer les étapes du deuil, j’imagine. Oui, j’ai une belle vue avec le soleil. À plus tard.
Les étapes du deuil… Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire à ce moment-là. Pour moi, le deuil était synonyme de mort. Et elle n’allait pas mourir! Ça, non! J’avais foi en la médecine. Je viens d’une famille de médecins et les médecins guérissent les malades. Ça, j’y croyais aussi aveuglément que lorsque, petite fille, je voyais papa ou maman partir à l’hôpital.
Ses médecins allaient la guérir : je le voulais et j’y croyais.
***
Début mai. Le traitement aux anticorps n’avait pas réussi à stopper la progression du lymphome. Mélissa allait bientôt commencer la chimiothérapie à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal : « La chimio ce sera. And so be it », avait-elle écrit.
Sa condition de greffée faisait en sorte qu’elle ne pouvait pas recevoir ses traitements à Trois-Rivières. Je ressentais la nécessité d’aborder avec elle les vraies questions. Les mots se bousculaient dans ma tête. Ma gorge était serrée, mes mains, moites. Je supporte mal les discussions superficielles et, dans ce cas précis, ne pas parler ouvertement de la mort me paraissait impossible. Mais comment l’interroger sans avoir l’air de m’imposer? Sans paraitre voyeuse?
Silence. Respiration. Regard tendre. Voix douce.
– Comment te sens-tu, Mélissa? Je veux dire, comment te sens-tu, vraiment?
– …
– …
– J’ai peur, Judith! Si tu savais comme j’ai peur! Mais pas pour moi… La douleur, les nausées, l’inquiétude… ç’a aucune importance. J’ai peur pour ma fille. Je peux pas l’abandonner. L’idée qu’elle puisse grandir sans moi… c’est insupportable. Mais là… je l’sens pas. Quand j’ai eu ma greffe, c’était pas pareil. Je l’savais que j’allais vivre. Y’avait rien à mon épreuve! Mais le cancer… Si y’a un diagnostic que j’voulais jamais entendre dans ma vie, c’est celui-là. J’ai peur de pas avoir la force d’affronter ça!
Silence. Respiration. Regard embué. Voix éteinte.
J’ai pris sa main dans la mienne. Tant d’émotions contradictoires s’exprimaient dans ce qu’elle venait de me dire. C’est à ce moment précis que j’ai mesuré l’ampleur de sa tragédie : la nécessité de survivre à cette épreuve; la peur, immense, de ne pas y arriver. Le simple fait de douter de sa capacité à vaincre le cancer faisait monter en elle une horrible culpabilité : elle aurait dû être forte, elle aurait dû foncer, elle aurait dû y croire.
Or, Mélissa était mère. Elle ne pouvait plus combattre avec l’attitude d’une guerrière qui n’a rien à perdre. Elle allait maintenant au front avec son inquiétude de mère, en étant tout à fait consciente de ce qu’elle risquait de perdre, et d’infliger.
L’angoisse qui l’habitait avait également une autre source, très profonde. Mélissa portait en elle la mémoire du cancer et de la mort. Lorsqu’elle était enfant, une cousine de sa mère avait été emportée par un lymphome de Hodgkin à l’âge de 36 ans, laissant derrière elle sa fille de 6 ans. Mélissa était hantée par cette mort dramatique et craignait de voir l’histoire se reproduire. Dans le scénario actuel, c’est elle qui avait obtenu le premier rôle.
Ce jour-là, j’ai su que je sortirais de cette expérience transformée, quelle qu’en soit l’issue. Je me sentais terriblement impuissante – à la limite inappropriée d’être là devant elle avec ma vie, ma joie, mon énergie. Avec ma chance aussi… J’avais tout : la santé, l’amour, les enfants, les projets, les voyages, l’argent. Qu’avais-je fait pour mériter tout ça? Bien peu. La vie est fondamentalement injuste.
J’avais une certitude cependant : je devais faire taire en moi la voix de l’imposteur. Si Mélissa acceptait de me montrer sa vulnérabilité, c’était sans doute parce qu’elle percevait l’immensité de la mienne.
Nous avions besoin l’une de l’autre pour avancer : elle vers sa mort, moi, vers ma vie.
Josianne Baril dit :
Ouf….. je suis allée la voir au CHRTR 3 semaines avant son décès et elle me parlait de sa peur pour sa fille….. Que sa fille ne lui parlait plus et qu elle l avait presque déjà oubliée. Elle était tellement angoissée à…. Moi non plus je ne savais pas quoi lui dire ni faire….. Je me retenais avec grand peine à ne pas verser des larmes. Je l’ai serrée très fort dans mes bras et je lui ai dit qu’elle est une bonne mère et que je l’aime très fort. L’impuissance….. C’était la dernière fois que j’ai pu lui parler et la voir. Merci Judith!
Linda dit :
Incapable d’arrêter de pleurer ! Telllement juste et sincères comme émotions !
Ani Blanchette dit :
Tu m’as fait verser des larmes… étant maman de trois jeunes cocos je ne m’imagine pas affronter la possibilité qu’ils grandissent sans moi. Des enfants c’est si précieux pour une maman… et une maman l’est encore plus pour ses enfants!
Danielle Fiset dit :
Ma meilleure amie est en train de mourir d’un cancer. Elle est en colère, agressive et je ne trouve pas les mots qui pourraient l’aider. Je me sens vulnérable. Impuissante…
Merci pour ce texte.
Judith Proulx dit :
Je comprends tellement comment vous vous sentez, Danielle. Mais, je suis certaine que votre présence lui apporte du réconfort.