Ce que mon engagement à changer m’a appris

L’angoisse

Septembre 2008. Ma carrière de prof prenait son envol. J’avais une tâche complète pour la première fois : deux groupes auxquels j’enseignais la littérature française du Moyen Âge à 1899, deux groupes auxquels j’enseignais la littérature française de 1900 à nos jours. 15 semaines, 8 grands classiques littéraires, 133 étudiants, 9 évaluations pour chacun d’eux. Facile la vie de prof de cégep!

Pas tant que ça… J’avais les nerfs à vif. Mes expériences d’enseignement précédentes avaient été particulièrement éprouvantes au plan émotionnel. J’étais complètement envahie par la peur d’échouer, d’être jugée, d’avoir l’air ridicule, inculte. Qu’est-ce que je connaissais, moi, au Moyen Âge, à la Renaissance, au Classicisme? Et pourtant… j’avais tout réussi, le bac, la maîtrise, avec mentions et honneurs en plus!

C’était bien ça le problème : la réalité et ma perception de la réalité.

Le matin, je quittais mon appartement en faisant des respirations et en me répétant des mantras positifs. Je montais dans le bus l’estomac noué, en proie à l’angoisse. Une fois arrivée au bureau, je rassemblais le peu d’énergie que j’avais et je rejoignais ma classe. Au dehors, rien n’y paraissait. J’étais toujours bien mise, maquillée, souriante. Parfaite!

Lorsque je me tenais devant les étudiants, tous mes sens étaient en alerte. Je pouvais déceler le moindre chuchotement. Au moindre rire étouffé, j’étais convaincue qu’ils se moquaient de moi. Il m’arrivait même d’interrompre une phrase abruptement pour m’enquérir de la situation. Souvent, ma nervosité était telle que je terminais mes cours dans un état d’épuisement complet. C’est dans cet état que je préparais la séance de l’après-midi. Mon horaire était conçu de manière à ce que je ne redonne jamais le même cours dans la journée. Je naviguais de Tristan et Iseut à La Cantatrice chauve, de la tradition orale au théâtre de l’absurde. Je me bourrais le crâne avant d’aller tout recracher.

Durant ces heures passées à préparer mes cours, la même pensée obsédante m’envahissait :

Tu ne seras jamais capable.

Combien de fois suis-je passée à un cheveu de me lever pour aller voir le coordonnateur du département et lui dire : « Je ne serai jamais capable. J’arrête tout. »

Le soir, je rentrais chez moi après une heure de métro et de bus. J’étais seule. J’avalais une bouchée et j’essayais de préparer le cours du lendemain matin. Tout se confondait dans mon esprit. Je tombais de fatigue. Mais une fois couchée, le sommeil me désertait. La voix dans ma tête me bombardaient de machinations. Respirations, mantras positifs, prières, je sombrais finalement dans un sommeil agité et je me réveillais en sueur, le souffle court, paralysée par l’angoisse. La session était commencée depuis… deux semaines.

Au cours de la troisième, j’ai commencé à me réveiller à trois heures du matin, complètement trempée. Je ne me rendormais pas. Je paniquais. J’avais l’impression que je ne serais jamais une bonne prof. Je n’arrivais plus à préparer mes cours. Je regardais mes livres, mes notes, mes anthologies avec un air absent. Mon esprit se désorganisait. Les idées tournoyaient à un rythme effréné sans que je puisse les saisir.

J’avais atteint ma limite.

Je me souviens d’un après-midi où j’ai donné un cours qui rivalisait avec le chef d’œuvre de l’absurde que j’enseignais.  À peine une heure avant de commencer, je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais raconter à mes étudiants. Je regardais l’amoncellement de papiers devant moi et je ne savais si je devais rire ou pleurer. À 16 h, je me suis rendue en classe. J’ai parlé, gesticulé, crayonné, puis soudain, plus rien. Black out!

J’étais plantée là et je ne savais plus quoi dire. Au bout d’un silence qui m’a paru interminable, j’ai bêtement annoncé que le cours était terminé. Je suis sortie avant même que les étudiants n’aient eu le temps de se lever! J’en ris aujourd’hui, mais croyez-moi, ce fut l’un des moments les plus embarrassants de ma carrière.

Ce jour-là, j’aurais dû rester chez moi, m’aimer assez pour prendre soin de moi… mais j’en étais incapable.

Je suis revenue à la maison, vidée. J’ai appelé ma mère en catastrophe, lui disant que je ne ferais jamais rien de bon, que j’étais nulle et incompétente, un véritable échec. Et qu’en plus, je venais de m’humilier devant 33 étudiants du Cégep de Saint-Laurent…

J’avais l’impression d’être une petite fille, blessée et honteuse. J’ai donc cherché à comprendre. J’ai repensé aux étapes charnières de ma jeunesse : mon entrée à la maternelle (l’horreur!), mon changement d’école à l’âge de 10 ans (l’horreur!), mon choix de programme d’études (l’horreur!), mon échange universitaire à Lyon (l’horreur!), mon mémoire de maîtrise (l’horreur fois mille!). À chacune de ces étapes, tout à fait normales dans le parcours d’un enfant et d’un étudiant, j’avais pratiquement atteint l’état limite. Là, j’étais en plein dedans!

J’aurais peut-être dû cesser de travailler, le temps de me remettre de cette crise. Mais je me suis entêtée à continuer. Il était hors de question que j’abandonne ma session. De quoi j’aurais eu l’air? En congé de maladie après seulement trois semaines! Avouer mon incapacité à gérer mon stress? Comment revenir au cégep sans mourir de honte?

J’ai fait ce que je croyais bon de faire dans l’état où j’étais : anxiolytiques, somnifères, thérapie.

Mon diagnostic? Anxiété de performance. Vous ne me croirez peut-être pas, mais c’est seulement en écrivant ce texte que je suis allée voir de quoi il s’agissait réellement : « La personne souffrant d’anxiété de performance donne plus d’importance à la performance qu’à la tâche. Elle accorde plus de valeur à la réussite qu’à l’apprentissage. Elle ne s’accorde pas le droit à l’erreur. Elle attribue ses échecs à son incompétence et à son manque de valeur; ses succès, à la chance ou à la facilité de la tâche. Elle entre dans un cercle vicieux : elle ne peut jamais être satisfaite de ses efforts ou avoir confiance en ses habiletés, donc son anxiété s’accroît. Elle cherche à prouver sa valeur, car elle ne croit pas, au fond, pouvoir être aimée simplement pour ce qu’elle est. »

Cette définition me touche en plein coeur, car c’est précisément cela, et je ne sais pas si on guérit de cela. La grande majorité des gens qui me côtoient ne savent pas combien j’ai souffert de ce manque d’amour et d’estime pour moi. J’imagine que le dévoiler est un premier pas vers l’acceptation et, peut-être… la guérison.

Il y a 8 ans, presque jour pour jour, aucun de mes collègues n’a su l’état d’angoisse lamentable dans lequel je me suis retrouvée.

J’étais toujours bien mise, maquillée, souriante. Parfaite!

9 pensées sur “L’angoisse”

  1. Judith Proulx dit :

    Tu as parfaitement raison, Nathalie! Cette écriture, c’est le signe qu’enfin je choisis d’exister. Ce que tu me dis n’a rien de nono! Au contraire!

  2. Louise dit :

    Chère petite nièce, je t’aime d’autant plus depuis que je connais certain detes états d’âme.
    Que de difficultés traversées, que d’efforts pour t’en sortir.Bravo à toi, je suis certaine que tu sortiras victorieuse de toutes ces situations. La vie est un long combat, ceux qui prennent conscience de leur misère et qui y travaille, s’en sorte.
    Je t’aime, félicitations pour tes beaux textes.
    Tu as vraiment les mots pour le dire…..

  3. Ani Blanchette dit :

    Comme j’aime te lire, les articles n’arrivent pas assez vite à mon goût hi! hi!

  4. Corinne dit :

    Merci pour ce beau texte, Judith. Je parie que tu feras du bien à plusieurs. J’en ai aussi beaucoup bavé en début de carrière et j’ai aussi pensé abandonner cette carrière, que j’adore maintenant que je la vis à un rythme normal.
    Bonne continuation avec ton blogue!

  5. Judith Proulx dit :

    Merci, Stéphanie! Oui, chaque jour apporte sa joie et ses occasions d’apprendre.

  6. Louise Rheault dit :

    Merci Judith de nous partager tes grandes difficultés et surtout tes angoisses(maladie du siècle)
    Je crois que beaucoup d’étudiants et d’enseignants passent ou passeront par ce chemin difficile à saisir et contrôler.Il t’a fallu beaucoup d’humilité et de courage pour nous sensibiliser à ce grand problème.
    Crois en tes grandes capacités et laisse la vie te donner des solutions.
    Je t’embrasse xxxx

  7. Judith Proulx dit :

    On se sent tellement seule avec cette illusion de ne pas être une « vraie » bonne prof, comme tu le dis si bien. Et pourtant… Je crois que nous sommes nombreuses à passer par là. C’est encore très tabou d’en parler.

  8. Judith Proulx dit :

    Merci d’avoir pris le temps de m’écrire. N’hésite pas à le faire par courriel si jamais tu sens que ça dégringole encore davantage, car je sais ce que tu ressens. La solitude des débuts en enseignement au collégial donne vraiment le vertige. Mets-toi le moins de pression possible et rappelle-toi que tu fais ce que tu peux. Ça ira mieux petit à petit et tu trouveras éventuellement ta zone de confort. Bon courage!

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